Cette dynamique est loin d’être exclusive au F-35. Ainsi, le Rafale de Dassault Aviation, entré en service 2000, volera encore au sein des forces aériennes françaises jusqu’en 2060, tout comme le Typhoon européen ou le F-15EX américain.
Alors que les avions de combat avaient une durée de vie de 15 à 20 ans au sein des forces, dans les années 50 et 60, les évolutions technologiques, mais aussi l’augmentation des couts de développement et d’acquisition des appareils, ont amené les forces aériennes à tenter d’accroitre la durée de vie efficace de leurs appareils, au travers d’une grande évolutivité permettant de les doter de nouvelles capacités, et d’une grande polyvalence, pour simplifier et harmoniser les forces, sans perdre en capacités.
Ces paradigmes font aujourd’hui force de dogmes, notamment concernant le développement des nouveaux avions de combat comme le SCAF et le GCAP européens, ou le NGAD américain, tous trois conçus pour durer plus de 50 à 60 ans, en conservant une efficacité opérationnelle supérieure à l’adversaire.
Pour autant, ces certitudes quant à l’efficacité de ces paradigmes, qui déterminent la conduite et les ambitions des programmes d’avions de combat aujourd’hui, mais aussi le format des flottes de chasse, résistent-elles à une analyse comparative, face à un modèle plus conventionnel, avec des cycles raccourcis, des appareils plus spécialisés et moins évolutifs, et des séries plus réduites ? C’est loin d’être évident…
Évolutivité et polyvalence, les paradigmes clés des avions de combat modernes
En 1990, les forces aériennes françaises mettaient en œuvre 7 modèles d’avions de combat différents : le Mirage 2000 C et le Mirage 2000N pour la défense aérienne et la discussion aéroportée, le Mirage F1CT et CR pour l’attaque et la reconnaissance, le Jaguar pour l’attaque, le Mirage IVP pour la reconnaissance stratégique, le F-8 Crusader pour la défense aérienne embarquée, le Super Étendard pour l’attaque embarquée et l’Étendard IVP pour la reconnaissance embarquée.
En 2030, ces mêmes forces aériennes n’aligneront plus que deux modèles de chasseurs : le Rafale, en version A, B et M, et le Mirage 2000D, ce dernier devant quitter le service d’ici à 2035, pour une flotte intégralement composée de Rafale, mais toujours capable d’assurer très efficacement toutes les missions des forces aériennes françaises, y compris la dissuasion et les forces aéronavales embarquées.
Remplacer sept modèles par un unique chasseur, représente de nombreux avantages pour celles-ci, notamment en termes de formation des personnels de maintenance et des équipages, ainsi qu’en termes de gestion des flux pour le maintien en condition opérationnel des appareils.
Non seulement le Rafale est-il capable de tout faire, et de bien le faire, mais il est remarquablement capable d’évoluer. Ainsi, le Rafale F1 de 2000, un chasseur de supériorité aérienne embarqué, n’a plus guère à voir, en termes de capacités, avec le Rafale F4 qui arrive, un appareil véritablement multimission, alors qu’il s’agit de la même cellule.
Du point de vue budgétaire, disposer d’un appareil entièrement polyvalent, et capable d’évoluer, au fil des années, pour se doter de nouvelles capacités afin de rester au pinacle des forces aériennes, semble bien cocher toutes les cases pour disposer d’une flotte de chasse optimisée. En effet, la polyvalence permet de rationaliser cette flotte, alors que l’évolutivité permet de conserver les appareils plus longtemps sans dégrader les performances opérationnelles, et donc, d’acquérir moins souvent de nouveaux chasseurs.
Ce d’autant qu’en appliquant ces deux paradigmes, la série industrielle tend à prendre en volume, permettant, logiquement, de bénéficier de couts de production optimisés, et d’une plus grande ventilation des couts de développement initiaux et à venir, sur chacune des cellules.
Les couts de développement des chasseurs modernes ont explosés depuis 1990.
Théoriquement, donc, ces paradigmes appliqués depuis les années 90, pour la conception, la fabrication et l’exploitation des avions de combat, semblent parfaitement répondre aux besoins. Dans le même temps, les couts de développement des avions de combat ont, eux, explosés ces 30 dernières années.
Ainsi, en 1970, le programme F-14 Tomcat, dans son ensemble, avait une enveloppe prévisionnelle de 5,2 Md$, pour 313 appareils à 16,6 m$, développement compris. En dollars 2024, cela représente 42 Md$ pour le programme, et 132 m$ par appareil, ceci comprenant notamment le développement du radar AN/APG-71 et du missile air-air AIM54 Phoenix. Il s’agissait alors du programme d’avion de combat le plus onéreux jamais développé par l’US Navy.
Les seuls développements, initiaux et itératifs, du Rafale français, dépassent aujourd’hui les 25 Md$, soit la moitié des couts totaux du programme pour la France. Les couts de développement du F-35, quant à eux, excédent les 100 Md$, et continuent de croitre rapidement alors que l’appareil n’a toujours pas atteint sa pleine capacité opérationnelle.
La hausse des couts de développement, bien plus rapide que l’inflation, tend naturellement, de prime abord, à privilégier la grande série, afin de permettre de ventiler ces couts sur un nombre plus important de cellules.
Mais qu’en serait-il, si ces hausses de couts étaient majoritairement la conséquence directe de ces mêmes paradigmes, visant à accroitre l’évolutivité, la polyvalence et la durée de vie des aéronefs eux-mêmes ? C’est en tout cas l’affirmation faite par Will Roper lorsqu’il présidait aux acquisitions de l’US Air Force.
En effet, selon lui, ce sont les difficultés qu’entrainent ces paradigmes qui sont à l’origine des hausses des couts de conception des avions de combat modernes, spécialement lorsqu’il s’agit de concevoir des aéronefs destinés à voler pendant 40 ou 50 ans, sans que l’on sache, avec précision, quel sera le niveau de la technologie, ni même les besoins, à cette date.
Pourtant, dans le même temps, l’utilisation des nouvelles technologies de conception, notamment numériques, devraient, au contraire, en réduire considérablement les couts.
Roper avait, ainsi, fait développer le premier démonstrateur du programme NGAD, sur un budget particulièrement réduit, mais confidentiel, en appliquant précisément ces principes. Sans davantage de données, il était cependant difficile de se faire une idée de la portée réelle de ces affirmations.
Toutefois, à ce moment-là, le budget annuel consacré au programme NGAD n’excédait pas le milliard de $, ce qui permettait de caper par le haut ces affirmations. Dans le même temps, le programme Neuron, piloté par Dassault, était resté dans l’enveloppe de 1 Md€ qui lui avait été attribuée, précisément en appliquant ces technologies numériques de développement.
Étendre la durée de vie opérationnelle des avions de combat, un mauvais calcul pour les armées
En admettant que les couts de développement d’un nouvel avion de combat, puissent effectivement sensiblement diminuer, en s’éloignant des objectifs de polyvalence et d’évolutivité, ceci entrainerait, cependant, une durée de vie opérationnelle plus réduite dans les forces aériennes, de sorte à conserver, à tout moment, un avantage opérationnel et technologique sur l’adversaire.
Cela suppose donc que la durée de vie des appareils, au sein des forces, sera réduite considérablement, autour de 15 ans selon le Dr Roper, alors que plusieurs appareils spécialisés seront développés plutôt qu’un unique appareil polyvalent. Paradoxalement, le point d’équilibre d’un tel modèle, face au modèle actuel, est loin d’être difficile à calculer, et peut-être, à atteindre.
Remplacer les avions de combat tous les 15 ans est-il plus économique que de moderniser ses chasseurs tous les 10 ans ?
En effet, aujourd’hui, le prix de possession d’un avion de combat comme le F-35, se décompose, pour le Pentagone, comme la somme du prix d’achat (85 m$) et des mises à jour et modernisation successives au fil des années, ce qui équivaudra, selon les projections, à 75 à 90 % du prix d’acquisition initial, sur les 35 ans de service de l’appareil.
De fait, en dehors des couts d’exploitation et de maintenance, chaque F-35A va couter, à l’US Air Force, de 150 à 161 m$, soit un cout moyen de 4,43 m$ par an, exprimés en $ 2024.
Le même appareil, qui ne serait en service au sein de l’US Air Force, que 15 ans, serait livré dans un standard fixe sur l’ensemble de la durée de vie opérationnelle, selon la doctrine Roper. En outre, au bout de 15 ans, il disposerait toujours de 50 % de son potentiel de vol, et aurait donc une valeur de marché supérieure ou égale à 40 % de son prix d’acquisition initial, pour des forces aériennes alliées.
Il ne fait guère de doute, en effet, que l’USAF n’aurait guère de difficultés pour vendre des F-35A d’occasion à mi-vie pour 34 m$ 2024, à partir de 2035, même si l’offre s’accompagnait d’une mise à jour de 15 m$ pour le chasseur.
En effet, pour une immense majorité des forces aériennes, un F-35A de 15 ans, aura un potentiel militaire largement suffisant pour accomplir les missions qui pourraient lui être demandées. Ce faisant, le cout de possession du F-35A, rapportée à 15 ans, ne représente, pou l’USAF, que 85*0,6/15 = 3,4 m$ par an, soit presque 25 % moins cher que l’appareil modernisé, sur 35 ans.
Le rapport est, d’ailleurs, encore plus favorable en intégrant les couts de développement initiaux de l’appareil. Ainsi, si sur le 100 Md$ de développement du F-35, on ne considère que les 50 Md$ initiaux, le prix par appareil, à volume constant de 2400 appareils pour les forces aériennes américaines, atteint 106 m$ pour la version initiale, et 195 m$ en intégrant les couts de développement des évolutions, soit 106 x 0,6 / 15 = 4,24 m$ par an pour le modèle 15 ans, et 195 / 35 = 5,57 m$ par an, sur 35 ans, en intégrant les modernisations.
D’un point de vue synthétique, s’il faut 50 Md$ pour developper un appareil polyvalent à l’instant t, les couts de modernisation, durant sa vie opérationnelle de 35 ans d’un chasseur, sont sensiblement identiques à ceux d’un développement d’un nouvel avion de combat, intégrant précisément ces nouvelles technologies, mais de matière native, tout en réduisant les risques, donc les couts, de projection conceptuelle, et en améliorant la réactivité de la flotte.
Le mythe des vertus de la grande série et de la polyvalence
Si le paradigme de l’évolutivité est loin d’être aussi efficace qu’espéré, comme nous venons de le montrer, qu’en est-il du second pilier de cette génération d’avions de combat, la polyvalence, et son corollaire, les vertus des grandes séries industrielles ?
La démonstration, à ce sujet, est plus délicate, faute de données chiffrées fiables. Pour être parfaitement efficace, il conviendrait, en effet, de pouvoir comparer les couts de développement, d’acquisition et de mise en œuvre d’un appareil polyvalent, comme le Rafale, avec les couts de développement, d’acquisition et de mise en œuvre de deux, ou trois appareils spécialisés, un pour la défense aérienne, un pour l’attaque distante, et, par exemple, un chasseur léger.
Certains paramètres, cependant, peuvent être évalués dès à présent. Ainsi, le pas technologique générationnel, resterait, quant à lui, identique, puisque la flotte, dans son ensemble, conserverait les mêmes capacités globales.
À en juger par l’exemple du Rafale et du f-35 précédemment évoqué, il apparait que ce sont, avant tout, ces nouvelles technologies embarquées qui représentent l’essentiel des couts de R&D, qu’il s’agisse des commandes de vol, de la fusion de données, des capteurs, des matériaux ou du moteur.
D’autres facteurs influents doivent également être analysés à ce sujet. Ainsi, en multipliant les programmes, il est aussi possible de réduire le pas générationnel global pour chacun d’eux, en lissant la progression technologique entre les programmes, et non au sein d’un unique programme. Ce faisant, les contraintes liées aux difficultés de développement, sont sensiblement réduites, avec des conséquences importantes sur les couts de développement.
En outre, en spécialisant les appareils, il devient inutile de doter chaque appareil de l’ensemble des technologies du moment, ce qui tend à en diminuer les couts de développement, ainsi que les couts de production et, probablement, de maintenance.
Par ailleurs, en spécialisant les appareils, il est très probable que ceux-ci s’avèreront plus performants, dans leurs domaines spécifiques, que ne peuvent l’être les appareils polyvalents, aussi performants fussent-ils.
Il convient également de considérer, ici, la possibilité de varier la flotte non dans sa spécialisation, mais dans sa composition, en associant, par exemple, des chasseurs bimoteurs plus lourds et onéreux, et des chasseurs monomoteurs plus économiques, comme c’était le cas des Rafale et Mirage 2000, le premier étant deux fois plus cher à mettre en œuvre que le second, à l’achat comme à la mise en œuvre.
Enfin, augmenter le nombre de programmes permet de lisser l’activité industrielle, qu’il s’agisse des bureaux d’étude et des usines, ainsi que de stimuler la concurrence ou les opportunités de coopération. Il est alors possible de tirer les prix vers le bas, tout en augmentant les marchés potentiels exports, au travers des coopérations internationales.
Dès lors, on voit que si la notion de polyvalence, et ses conséquences sur le prix des avions de combat, ne peuvent pas faire l’objet d’une démonstration systématique, comme pour la durée de vie, il existe de nombreux facteurs qui tendent à libérer des marges de progression dans ce domaine.
Il est d’ailleurs probable que le point d’équilibre, permettant de déterminer quelle est la composition optimale d’une flotte, en matière de performances et de masse, à budget constant, varie en fonction des compétences industrielles, des enjeux technologiques, des formats des armées ainsi que du moment lui-même. Ainsi, ce qui pourrait se révéler vrai pour les États-Unis, ne le serait pas nécessairement pour la France.
Changer radicalement de paradigmes pour retrouver de la masse à budget constant, à l’aube des programmes SCAF, GCAP ou NGAD
Il est bien évident que les points abordés dans cet article, ne constituent pas, à eux seuls, des données suffisantes pour justifier d’un changement radical des paradigmes entourant les programmes d’avions de combat modernes. Il serait nécessaire, pour cela, de confronter ces hypothèses aux informations détenues par les industriels eux-mêmes, notamment en matière de ventilation des couts de développement des programmes.
Toutefois, il semble évident qu’il existe un faisceau d’indices suffisant, pour remettre en question le caractère quasi dogmatique de certains paradigmes appliqués à la conception des avions de combat modernes, qu’il s’agisse de la durée de possession des avions de combat au sein des armées ou du dictat de la polyvalence absolue et de la grande série.
La question se pose d’autant plus, aujourd’hui, que les trois grandes nations aéronautiques occidentales, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, sont toutes trois engagées dans des programmes basés strictement sur ces paradigmes, pour developper la prochaine génération d’avions de combat.
Les armées américaines, cependant, semblent, depuis peu, prendre le temps de la réflexion au sujet du programme NGAD, en évoquant à la fois des problèmes de couts, le rôle à venir des drones de combat, ainsi que la possibilité de devoir developper, concomitamment, un second appareil, un chasseur monomoteur économique destiné à prendre la place du F-16.
On retrouve, à ce sujet, les avancées réalisées par Will Roper en 2019 et 2020, dans plusieurs des arguments évoqués récemment par l’US Air Force, pour expliquer la suspension temporaire du programme NGAD, ainsi que les hypothèses sur lesquelles travaille aujourd’hui son état-major.
Ce questionnement devrait, aussi, s’appliquer à la France, après le succès incontestable du Rafale et des Mirage avant lui, alors que le pays est engagé dans une coopération exclusive qui risque de lui faire perdre certains savoir-faire industriels nécessaires à son autonomie stratégique, des parts de marché internationales durement acquises au fil des années, et surtout de forcer ses forces aériennes à revoir encore à la baisse, leur flotte de chasse, même si les drones de combat pourront, en partie, compenser ce défaut de masse.
Reste qu’une telle remise en question demeurera très improbable, sauf à être imposée par des événements extérieurs. En effet, tant les États-Unis avec le F-35, que la France avec le Rafale, et toutes proportions gardées, sont engagées dans une démarche industrielle et commerciale d’une réussite exceptionnelle, en particulier sur la scène internationale, portant précisément sur des appareils appliquant strictement les paradigmes initiaux.
Difficile, dans ces conditions, d’admettre qu’une remise en question s’avère nécessaire, pour appréhender les enjeux industriels, technologiques, commerciaux et, surtout, militaires, qui se présentent aujourd’hui.
Article du 3 septembre en version intégrale jusqu’au 8 octobre
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