D’autre part, les armées européennes se reposent encore majoritairement sur des équipements de défense venant de pays non européens, en particulier des États-Unis, ce qui nuit considérablement au développement d’une base industrielle et technologique défense capable de soutenir les armées européennes en cas de conflit.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, ces deux problèmes majeurs ont considérablement handicapé le soutien potentiel des européens à Kyiv. Ils ont ainsi entrainé la livraison d’une multitude d’équipements différents, prélevés sur les inventaires des armées, créant un chaos logistique qui handicape toujours les armées ukrainiennes. Dans certains domaines, l’opposition des pays d’origine des armements a privé les armées ukrainiennes de moyens critiques, pourtant disponibles en Europe.
Surtout, il est apparu que les capacités industrielles européennes, en matière de défense, étaient bien trop faibles pour soutenir un tel conflit, obligeant Kyiv à se reposer avant tout sur les États-Unis pour résister aux assauts russes. Cette dépendance fit craindre un effondrement des armées ukrainiennes, lorsque le Congrès américain a bloqué, pendant plus de six mois, l’aide militaire américaine vers l’Ukraine.
Dans ce contexte, le rapport sur le futur de la compétitivité européenne, traitant, entre autres, de l’industrie de défense européenne, était très attendu, notamment pour servir de ligne directrice à l’action de la nouvelle Commission dans ce domaine. Force est de constater que si les diagnostics posés dans ce rapport, sont les bons, et les mêmes, d’ailleurs, que précédemment identifiés, les solutions préconisées, en revanche, sont beaucoup plus sujettes à caution.
Le rapport sur le futur de la Compétitivité européenne de septembre 2024 et son volet sur l’industrie de défense européenne
Publié le 9 septembre, ce rapport dresse un tableau exhaustif de l’ensemble des enjeux industriels en Europe pour les années à venir. De nombreux domaines, de l’Énergie à l’Intelligence artificielle, en passant par les transports ou l’industrie pharmaceutique, sont ainsi étudiés. Le 7ᵉ de ces sujets concerne l’industrie de défense européenne.
Le rapport commence par poser un cadre pondéré, précisant que l’industrie de défense en Europe représente un chiffre d’affaires annuel de 135 Md€, dont 52 Md€ dédiés à l’exportation, pour un demi-million d’emplois au sein de l’UE. Ce domaine est présenté comme indispensable à l’effort de défense et à la posture dissuasive européenne, tout en participant au mix technologique global, au travers d’une R&D de pointe.
Le diagnostic est implacable : l’Union européenne se repose majoritairement sur des armements américains pour équiper ses armées
Après quoi, les différents problèmes et obstacles sont identifiés et quantifiés. Ainsi, sur les 75 Md€ investis par les armées européennes de juin 2022 à juin 2023, en matière d’équipements de défense, plus de 56 Md€, soit 78 %, ont été adressés à des entreprises non européennes, dont 47 Md€, 63 %, aux seules entreprises américaines.
Pourtant, dans l’immense majorité des cas, les industriels européens disposaient d’équipements compétitifs en termes de performances et de prix, pour répondre aux besoins des armées européennes.
Selon le rapport, cette appétence européenne pour les équipements non-européens, et américains en particulier, s’explique par la faiblesse des capacités de réponse de l’industrie de défense européenne, notamment en termes de délais, amenant les armées européennes à se tourner vers des solutions « sur étagère », plus rapidement disponibles.
Ce faisant, les commandes européennes d’armement contribuent à conserver l’industrie de défense européenne dans une forme atrophiée, l’empêchant, justement, d’étendre son emprise industrielle, et ainsi d’être en capacité de répondre rapidement aux besoins présents et à venir.
L’accès aux financements et à l’investissement demeure le point faible de l’écosystème industriel défense européen
La seconde faiblesse structurelle identifiée par le rapport concerne l’accès aux financements du secteur industriel défense. Ainsi, dans son ensemble, la seule R&D défense européenne souffrirait d’un déficit de financement de 2 Md€ et d’un déficit d’investissements du même montant.
Sans surprise, ce sont, avant tout, les PME/PMI européennes qui se trouvent les plus handicapées par ces difficultés, qui résultent d’une politique d’investissement public jugée trop limitée, et surtout par la résistance des acteurs financiers européens, qui continuent de considérer l’industrie de défense comme étant « à risque ».
En outre, les initiatives européennes et nationales, pour tenter de compenser ce phénomène, seraient insuffisantes et trop divisées, selon le rapport, pour apporter une réponse globale et efficace à ce problème majeur.
L’absence de grands acteurs défense européens handicaperait l’efficacité de l’industrie de defense au sein de l’UE
Enfin, le rapport identifie directement une base industrielle technologique et défense trop fragmentée, et le trop faible nombre de grands acteurs européens susceptibles de se positionner face aux géants américains sur les marchés et en matière de R&D, comme un des principaux facteurs aggravants pour expliquer le manque d’efficacité de l’industrie européenne de défense.
Le rapport explique, ainsi, qu’à la fin de la guerre froide, l’industrie de défense américaine est passée par une grande phase de concentration, pour créer les acteurs majeurs qui, aujourd’hui, s’imposent sur les marchés mondiaux et particulièrement européens.
Rappelons, en effet, qu’en 1994, l’administration Clinton décida de faire fusionner les 52 plus grandes entreprises de défense américaine, dans cinq grands groupes qui deviendront Lockheed Martin, RTX (ex Raytheon), Northrop Grumman, Boeing et General Dynamics. Depuis, ces groupes se sont toujours placés au sommet de la hiérarchie mondiale des entreprises de défense, tout au moins jusqu’à l’arrivée, très récente, des grands groupes chinois dans ce domaine.
Avec 30 ans de retard sur les États-Unis, le rapport européen préconise la consolidation dans l’industrie de défense.
En bien des aspects, le diagnostic fait par le rapport, piloté par l’Italien Mario Draghi, s’avère correct, d’autant plus que la plupart des points avancés, sont connus depuis de nombreuses années.
En revanche, pour ce qui concerne les interprétations proposées de ces obstacles, comme pour les solutions pour en venir à bout, les conclusions de ce rapport, s’avèrent souvent contestables, et même, parfois, anachroniques.
Les armées américaines font marche arrière et tentent de diversifier à nouveau le paysage industriel défense national
Ainsi, l’obsession européenne pour la consolidation des grandes entreprises européennes de defense, sur la base du modèle américain des années 90, omet de prendre en considération qu’aujourd’hui, ce modèle est régulièrement désigné comme responsable des grandes difficultés rencontrées par les armées américaines en matière d’équipements de défense.
En effet, cette concentration industrielle a fait naitre des géants industriels, généralement en position de monopole, dotés de prérogatives technologiques et économiques, sur les territoires, mais également vis-à-vis des armées US. Celles-ci ont profondément déséquilibré les rapports de force lors des négociations des grands contrats d’équipements de défense américains.
Face à cela, aujourd’hui, les armées US tentent de faire émerger de nouveaux acteurs, comme Anduril et GA-ASI dans le cadre du programme CCA de l’US Air Force, précisément pour redynamiser le paysage industriel défense, et avec lui, retrouver des marges de négociations, en vue de faire baisser les prix des matériels, qui ont progressé 5 fois plus vite que l’inflation depuis 1970.
La consolidation industrielle ne garantirait pas l’harmonisation des équipements de défense en Europe
En outre, l’émergence de grandes entreprises européennes n’est en rien la garante d’une standardisation des équipements au sein des armées. Ainsi, l’un des exemples les plus notables, à ce sujet, concerne l’une des principales entreprises européennes de défense multinationale, le missilier MBDA.
Issu de la fusion Matra Bae Dynamics, d’Aérospatial Missiles et d’Alenia Marconi Systems, MBDA produit, bien souvent, plusieurs modèles nationaux d’une même variété de missile, à la demande des gouvernements et des armées, les premiers cherchant à conserver la main mise sur l’ensemble des technologies, pour les employer (ou les exporter) sans entrave, les secondes cherchant des équipements répondant exactement à leurs besoins.
C’est ainsi que MBDA produit 2 types de missiles sol/surface-air à courte et moyenne portée, le CAMM britannique et le MICA VL français, les deux étant basés sur des missiles air-air à courte portée, l’ASRAAM et le MICA, eux aussi conçus par MBDA. Il en va de même dans le domaine des missiles antinavires avec l’Exocet français et l’Otomat italien, et dans de nombreux autres domaines. Il est, d’ailleurs, assez rare qu’un des quatre pays participant à MBDA, acquière un type de missiles venant d’un des trois autres pays.
L’équilibrage intra-européen des retours budgétaires, le meilleur moyen d’inverser la tendance actuelle en Europe
Aujourd’hui, la décision d’acquisition des équipements de défense des armées en Europe, comme leur origine, demeure une prérogative stricte des gouvernements nationaux. Or, force est de constater que ces derniers n’ont, tout simplement, aucun intérêt à privilégier une offre européenne, parce qu’elle est européenne.
Ce faisant, il n’est pas surprenant que les marchés industriels de défense tombent majoritairement dans l’escarcelle des industriels américains : si aucun intérêt direct n’est à attendre, côté européen, autant en profiter pour donner des gages aux États-Unis, qui ne manque jamais une occasion, par ailleurs, de faire valoir cette posture de protecteur de l’Europe.
Lorsque ce n’est pas le cas, les arguments de prix, de compensations industrielles ou offsets, voire de délais de livraison, proposés par les acteurs émergents comme la Corée du Sud ou Israël, finissent de convaincre les décideurs européens, les industriels européens manquant d’infrastructures et de commandes nationales pour s’aligner dans ces domaines.
De fait, pour effectivement convaincre les chancelleries européennes, de privilégier les offres industrielles européennes de défense, il est superflu de créer des acteurs majeurs multinationaux, au risque de nuire à la concurrence, et donc d’engendrer une hausse incontrôlable des prix, comme aux États-Unis, ou d’accroître les aides et investissements européens, dont l’efficacité reste à démontrer.
Une solution pourrait être, en revanche, de mettre en œuvre un mécanisme d’équilibrage des retours budgétaires produits dans le, ou les pays européens producteurs des équipements, vers le client européen de ces équipements.
Un tel mécanisme permettrait de restituer aux clients européens de l’industrie de défense européenne, une partie des recettes sociales et fiscales générées par l’exécution du contrat, sur une base comparable, par exemple, à la TVA intra-européenne.
Ceci permettrait aux offres européennes de compenser les écarts de prix avec certaines entreprises étrangères ne souffrant pas des mêmes contraintes sociales et fiscales, notamment en équilibrant les coûts de main d’œuvre industrielle, et favorisant, de fait, le développement et le déploiement de la BITD en Europe.
Un mécanisme européen de ce type, en encadrant et bordant les accords entre vendeur(s) et acheteurs(s) européens, aiderait, en outre, à rationaliser les capacités industrielles européennes, sans qu’elles viennent s’empiler sans perspective à moyen terme, comme c’est souvent le cas pour les offres intégrant une fabrication locale d’une commande nationale. Il soutiendrait, par ailleurs, l’investissement des industriels européens hors de leurs frontières, mais toujours en Europe, tout en garantissant l’état d’origine, principal soutien financier de l’industriel, d’un certain retour sur investissement.
Enfin, un tel mécanisme promouvrait grandement les coopérations européennes, en matière de composants européens, plutôt que la multiplication de références aux performances similaires, venant au final se phagocyter les unes les autres sur les marchés européens trop exigus, sans jamais pouvoir atteindre les seuils d’efficacité industriels et économiques.
Conclusion
On le voit, dans son volet défense, le rapport sur le futur de la compétitivité industrielle européenne, se caractérise, avant toute chose, par son conservatisme et son manque de nouvelles solutions.
Ainsi, les diagnostics, s’ils sont, en général, parfaitement exacts, s’avèrent surtout identiques à ceux faits précédemment, sans véritablement apporter de visions nouvelles dans ce domaine, alors même que la situation européenne a beaucoup évolué depuis deux ans et demi, et le début de la guerre en Ukraine, notamment en mettant en lumière l’incapacité de cette industrie à soutenir un conflit majeur dans la durée.
En outre, le diagnostic concernant le manque d’harmonisation des équipements et la fragmentation des industries, semble, quant à lui, pour le moins daté, reprenant des paradigmes américains que les armées US, elles-mêmes, remettent en question aujourd’hui.
C’est aussi le cas de certaines solutions avancées, spécialement dans ce dernier domaine, alors qu’un simple regard de l’autre côté de l’Atlantique montre que la consolidation industrielle a montré ses limites, et ses dérives, aux États-Unis, en créant des géants industriels devenus trop encombrants pour les armées américaines.
Néanmoins, des solutions efficaces, innovantes et entièrement européennes, pour répondre aux constats incontournables faits dans le rapport, peuvent être imaginées. Ainsi, un mécanisme de partage des recettes sociales et fiscales générées par les contrats de défense entre les clients et leurs fournisseurs européens, redonnerait de l’attractivité aux équipements européens de défense, et soutiendrait le développement de la BITD européenne, au profit de la résilience, et donc de la capacité européenne à dissuader un adversaire.
Cette solution, pleinement incluse dans les prérogatives des autorités européennes, semble être ignorée du rapport, alors même qu’elle est relativement simple à imaginer, et à mettre en œuvre. On imagine bien, cela dit, qu’un tel mécanisme provoquerait l’ire des États-Unis, qui, par ailleurs, empêchent les industriels européens de pénétrer leur propre marché de l’armement, si ce n’est de manière marginale. Est-ce là, la raison du manque de créativité des européens pour effectivement soutenir leur propre autonomie stratégique ?
Article du 10 septembre en version intégrale jusqu’au 11 octobre.
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