C’est avant tout la détermination politique, notamment celle des deux ministres de tutelle, le Français Sébastien Lecornu, et l’Allemand Boris Pistorius, qui est parvenue à relancer ces initiatives, embourbées profondément dans des oppositions industrielles, et même de cahier des charges, jusqu’il y a peu. Pour autant, ni l’un ni l’autre ne se sont défaits des inquiétudes et réticences qui les entourent, depuis leur lancement, en 2015 pour MGCS, et 2017 pour SCAF.
Alors que les deux programmes ont vu leur assise internationale s’étendre, vers l’Espagne et la Belgique pour SCAF, l’Italie possiblement, pour MGCS, il demeure de nombreuses interrogations et inquiétudes, quant à leur chance d’arriver à termes, et de justifier les investissements technologiques, budgétaires, mais aussi programmatiques, pour les armées des deux pays.
Quelles sont donc les menaces qui, objectivement, sont, ou seront, en mesure de faire dérailler SCAF et MGCS ? Et Peut-on les quantifier, pour déterminer les chances qu’ont ces programmes, d’aller à leur terme ?
Une architecture spécifique et identique pour les deux programmes franco-allemands SCAF et MGCS
En dehors de leur origine franco-allemande, les programmes SCAF et MGCS partagent une architecture globale, les rendant à la fois très proches, dans leur articulation, et intimement liés, dans leur pilotage et leur application.
Ainsi, ils ont tous deux été conçus comme des programmes de temps de paix, alors que l’hypothèse d’une confrontation possible, notamment avec un adversaire majeur et symétrique, comme la Russie, n’était tout simplement pas envisagée à court ou moyen termes.
Dès lors, ils ont été articulés comme beaucoup de programmes clés post-guerre froide, avec des ambitions technologiques très élevées, et un calendrier particulièrement étalé, amenant l’entrée en service à 2040, ou au-delà.
Pour cela, l’un comme l’autre est conçu en quatre phases : une phase d’étude préalable pour définir le cahier des charges opérationnel et technologique, une phase pour concevoir les démonstrateurs technologiques, une phase de prototypage, et une phase de production. Après sept ans, les deux sont toujours dans la phase 1, le SCAF étant légèrement plus avancé dans la Phase 1B, d’étude préalable à la conception des démonstrateurs.
Les deux programmes ont, par ailleurs, vu leur périmètre industriel s’étendre, au fil des années, par l’arrivée de l’Espagne, puis de la Belgique, dans SCAF, et l’arrivée annoncée de l’Italie, dans MGCS.
Chaque programme est conçu sur la base de piliers, portants sur le développement de technologies et de capacités opérationnelles spécifiques, chaque pilier étant piloté par un industriel, ou une coentreprise, secondé par les autres industriels des BITD de chaque pays participant, lorsque applicable.
Enfin, SCAF et MGCS sont intimement liés, dans leur destin, tant du point de vue politique, qu’industriel, et même budgétaire, alors que les deux programmes franchiront le seuil de la phase de développement, pour entrer dans la phase de production, à peu prés au même moment, entrainant deux bosses budgétaires presque simultanées, pour les pays participants.
Les menaces qui pèsent sur les programmes SCAF et MGCS
Cette architecture spécifique a été construite, avant tout, pour répondre à des ambitions politiques de Paris et Berlin, afin de donner un nouvel élan à l’émergence souhaitée d’une Europe plus autonome et résiliente, sur les questions de défense.
Néanmoins, elle porte avec elle, certaines faiblesses propres qui, aujourd’hui, ont fait émerger une série de menaces qu’il est difficile d’ignorer, et qui, pour chacune d’entre elles, a le potentiel de faire sombrer l’un ou l’autre de ces deux programmes, en dépit des efforts politiques qui pourraient être faits pour les maintenir à flot.
La menace géopolitique et le risque d’un marché cible qui évoluerait sous les seuils de soutenabilité
En effet, entre 2015/2017 et 2024, les situations géopolitiques, politiques et technologiques, qui formaient le socle commun pour lancer ces initiatives, ont considérablement évolué.
Ainsi, la guerre en Ukraine et le changement de posture de Moscou, devenu excessivement hostile à l’Europe, et faisant craindre, pour de nombreux services de renseignements occidentaux, l’hypothèse d’une guerre Russie-OTAN, d’ici à la fin de la décennie, a profondément bouleversé les ambitions, calendriers et les moyens, des armées européennes, y compris pour la France et l’Allemagne.
Ce faisant, Paris comme Berlin, ont entrepris de se doter de solutions pour renforcer leurs propres moyens militaires, sur des calendriers beaucoup plus courts, que ceux proposés par MGCS et SCAF.
Pour l’Allemagne, il s’agit avant tout du développement d’un char de combat de génération intermédiaire, le Leopard 2A8, qui sera bientôt suivi, selon les annonces de KNDS, par un Leopard 2AX, encore plus évolué. Celui-ci permettra à la Bundeswehr, mais aussi aux autres armées de terre européennes, de remplacer leurs Leopard 2A4, devenus obsolètes et trop vulnérables, par un modèle adapté aux contraintes du champ de bataille moderne, d’ici à la fin de la présente décennie.
La même trajectoire vient d’être annoncée par l’Italie, probable troisième partenaire de MGCS, avec le développement d’une capacité industrielle autour du KF51 Panther de Rheinmetall, pour adresser le même marché, évalué, dans le monde, à 5000 unités par l’industriel allemand.
Si la France ne semble pas s’intéresser au Leclerc Évolution, pendant français du Leopard 2AX et du KF51, proposé par KNDS France, elle a, en revanche, annoncé le développement du binôme Rafale F5 et drone de combat Loyal Wingman, pour le début de la prochaine décennie. Or, ce système de combat aérien, disposera de nombreux attributs attendus, jusqu’ici, uniquement à partir du SCAF, en particulier dans le domaine du combat aérien collaboratif, et des drones de combat aériens.
Or, le Rafale F5, comme le Leopard 2AX et le KF51 Panther, disponibles bien plus tôt que les SCAF et MGCS, pourraient bien être commandés en plus grand nombre qu’annoncé jusqu’ici, spécialement si les tensions avec la Russie venaient à s’intensifier dans les années à venir, comme l’anticipent les services de renseignement allemands, britanniques, suédois ou polonais.
Ce faisant, ils viendront consommer, au sein même de leurs pays sponsors, une partie significative du marché adressable pour leurs propres chars de combat MGCS, et autres NGF, au risque de faire s’effondrer l’ensemble de l’édifice, face aux couts astronomiques, et non soutenables, que représentent le développement et la production de systèmes aussi avancés, sous un certain seuil quantitatif.
La menace industrielle, déjà très perceptible, face à un marché en pleine mutation
La guerre en Ukraine, mais aussi les vives tensions au proche et Moyen-Orient, ainsi que les tambours de guerre chinois, autour de Taïwan, et nord-coréens, sur la péninsule coréenne, ont également entrainer une accélération très sensible du tempo technologique militaire mondial.
Cette accélération a déjà engendré des décisions spectaculaires, notamment outre Atlantique, comme l’annulation du programme d’hélicoptère de combat et de reconnaissance FARA de l’US Army, le possible reboot du programme NGAD de l’US Air Force, ainsi que la réorganisation des priorités industrielles et technologiques, de l’US Navy.
Cette transformation rapide, dont on peut observer les premiers effets notamment sur la conférence AUSA 2024, qui vient de se terminer à Washington D.C., va, tout aussi rapidement, entrainer une profonde mutation de l’offre internationale dans la sphère occidentale, mutation renforcée par la montée en puissance des offres de certains pays émergents, comme la Corée du Sud, la Turquie ou Israël.
Or, les programmes SCAF et MGCS, et leur calendrier s’étendant à 2040, ne permettront pas aux industriels français et allemands, de se battre à armes égales avec leurs homologues américains, israéliens ou coréens, sur les marchés internationaux, pourtant vitaux pour eux, spécialement sur la décennie 2030.
De fait, aux tensions sur le partage industriel, qui ont déjà sévèrement handicapé l’évolution des deux programmes européens, vont s’ajouter, à présent, les inquiétudes et initiatives de ces mêmes industriels, pour être en mesure de préserver leurs parts de marché internationales, le tout dans un périmètre budgétaire contraint des deux cotés du Rhin.
La menace de convergence technologique sur le calendrier de SCAF et MGCS
Intrinsèquement, l’architecture des programmes MGCS et SCAF, porte en elle une autre menace, s’appliquant à nouveau sur les délais. En effet, la logique employée, visant à developper simultanément plusieurs piliers technologiques, chacun devant franchir une étape décisive et même générationnelle, suppose que toutes ces étapes seront simultanément franchies, par tous les piliers, avant d’entamer la phase de prototypage.
Or, l’expérience, notamment outre Atlantique, montre que ce type de planification, est d’autant plus exposée à des retards et surcouts, que le nombre de piliers, et les ambitions technologiques sont élevées, comme ce fut le cas des destroyers Zumwalt, et encore davantage, du F-35.
Si le contexte géopolitique internationale était, aujourd’hui, le même qu’en 2017, il eut été possible que ces menaces, sur le calendrier, aient pu être digérées relativement facilement, en l’absence d’urgences opérationnelles et de menaces. La situation en 2024, qui ne montrent aucun signe d’amélioration pour les années, et décennies à venir, dessine une sensibilité beaucoup plus aiguë, pour les armées, à un éventuel retard de plusieurs années de ces programmes.
La menace politique, en France comme en Allemagne
Outre les aspects calendaires, budgétaires et industriels, évoqués jusqu’ici, l’évolution de la réalité politique, en France comme en Allemagne, représente également une menace qu’il ne faudrait certainement pas négliger.
En particulier, la montée en puissance des partis nationalistes, comme le Rassemblement national et ses alliés en France, ou l’AFD en Allemagne, fait peser une menace politique directe sur MGCS et SCAF, l’un comme l’autre de ces partis n’ayant pas la même sensibilité concernant l’émergence d’une éventuelle Europe de la Défense, que ne pouvaient avoir Emmanuel Macron et Angela Merkel, en 2017.
En outre, ces partis ne sont pas liés à des décisions antérieures, et sont donc libres, s’ils arrivent au pouvoir, d’imposer des conditions aux autres pays, qui ne pourraient être acceptées, entrainant l’implosion de SCAF, de MGCS, ou des deux, surtout si, dans le même temps, des pressions industrielles ou opérationnelles venaient alimenter la défiance vis-à-vis de ces deux programmes.
La menace de l’effondrement en cascade
Jusqu’à présent, les menaces évoquées s’appliquent à chacun des programmes de manière isolée, de sorte que le déraillement de l’un, n’entrainerait pas, nécessairement, celui de l’autre.
C’est pourtant bien le cas. En effet, dans leur conception initiale politique, les deux programmes SCAF et MGCS ont été liés dans leur trajectoire, par les choix de pilotage donnés aux industriels allemands et français, en fonction de leurs compétences respectives, et de leurs marchés adressables.
Ainsi, la France pilote, politiquement parlant, le programme SCAF, sur la base de son expérience avec les avions de combat Mirage et Rafale, alors que c’est l’Allemagne qui pilote le programme MGCS, sur le succès des Leopard 1 et 2.
Ce faisant, l’ensemble de l’équilibre industriel, entre Paris et Berlin, repose sur cet axiome, qui volerait en éclat, si l’un ou l’autre des programmes venait à péricliter, entrainant, presque certainement, la dislocation du second.
Exemple de pondération des menaces cumulées appliquées à SCAF et MGCS
On le voit, au-delà des difficultés politiques et industrielles déjà rencontrées, les programmes SCAF et MGCS sont exposés à de très sérieuses menaces, pouvant largement compromettre leurs chances d’aller à leur terme.
Il est, bien évidemment, très difficile de pondérer les hypothèses évoquées précédemment. Ainsi, selon que l’on soit Polonais, Allemand, Français ou Espagnol, il est probable que l’évaluation du risque d’une aggravation des tensions entre l’OTAN et la Russie, dans les années à venir, n’est pas du tout la même.
À des fins de démonstration, nous allons donner des valeurs, si pas arbitraires, en tout cas empiriques, à chacune d’elles, en maintenant une « hypothèse basse », pour déterminer les chances de succès, ou d’échecs, de ces deux programmes, dans le tableau ci-dessous.
Même si les chances d’échecs sont relativement faibles, par menaces, celles-ci se cumulent entre elles, et par pays, de sorte que les risques d’échecs, pour le SCAF, dans ce modèle-ci, atteindraient 77 %, et celles du MGCS, 75 %. En appliquant un risque d’échecs en cascade de 70 %, les risquent que les deux programmes viendraient à échouer, atteindraient alors 78 %, sur la base des valeurs attribuées à chaque menace, dans le tableau ci-dessus.
Notons toutefois que ce risque tendra certainement à décroître avec les années. En effet, plus le programme sera avancé, plus il sera difficile, pour Paris ou Berlin, quelle que soit la ou les menaces émergentes, de se retirer de l’un ou l’autre, pour se tourner vers un éventuel « Plan B », plus en accord avec ses besoins.
Toutefois, la pondération présentée ici, toute imparfaite qu’elle soit, donne une idée de la réalité des menaces qui pèsent, aujourd’hui, et au moins jusqu’en 2027, sur ces deux programmes, pris individuellement, ou conjointement.
Conclusion
Il ressort, de cette analyse, que les menaces qui s’appliquent, aujourd’hui, sur les programmes SCAF et MGCS, si elles peuvent apparaitre maitrisables, prises individuellement, représentent un risque d’échecs cumulé très important, pouvant faire dérailler les deux programmes simultanément.
Les faiblesses mises en évidence, ici, sont structurelles, avec un calendrier très long, des ambitions très élevées, et l’intégration, au sein d’un même programme, de la phase démonstrateur, et de la phase industrielle. Elles sont aussi conjoncturelles, avec des facteurs de politique intérieure, ou de menaces extérieures, qui ont des influences très importantes sur leur avenir.
Paradoxalement, les mesures prises récemment, que l’on pouvait penser destiner à alléger la pression sur les programmes, comme le Rafale F5 ou le Leopard 2AX, portent également, en eux, une part significative de menaces, sur la soutenabilité même du programme.
Reste que, plus ils seront avancés, moins ces risques, structurels comme conjoncturels, auront de possibilité de les faire dérailler. Il est donc très probable que si échec, il doit y avoir, celui-ci interviendra dans les quelques années à venir, tant que les options alternatives sembleront plus attractives, que la poursuite des programmes eux-mêmes.
Article du 17 octobre en version intégrale jusqu’au 24 novembre 2024
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